27.8.12

J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance...

Prose du transsibérien (fragmento)

 En ce temps-là j’étais en mon adolescence
 J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
 J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
 J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
 Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
 Car mon adolescence était si ardente et si folle
 Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple
 d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou
 Quand le soleil se couche.
 Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
 Et j’étais déjà si mauvais poète
 Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.

 Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
 Croustillé d’or,
 Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches
 Et l’or mielleux des cloches…

 Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode
 J’avais soif
 Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
 Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place
 Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros
 Et ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jour
 Du tout dernier voyage
 Et de la mer.

 Pourtant, j’étais fort mauvais poète.
 Je ne savais pas aller jusqu’au bout.
 J’avais faim
 Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres
 J’aurais voulu les boire et les casser
 Et toutes les vitrines et toutes les rues
 Et toutes les maisons et toutes les vies
 Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés
 J’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives
 Et j’aurais voulu broyer tous les os
 Et arracher toutes les langues
 Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m’affolent…
 Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe…
 Et le soleil était une mauvaise plaie
 Qui s’ouvrait comme un brasier.

 En ce temps-là j’étais en mon adolescence
 J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance...

 Blaise Cendrars (1887-1961)

 

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