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12.10.08

Ritournelle de la Faim

«Les dernières mesures du Boléro sont tendues, violentes, presque insupportables. Cela monte, emplit la salle, maintenant le public tout entier est debout, regarde la scène où les danseurs tourbillonnent, accélèrent leur mouvement. Des gens crient, leurs voix sont couvertes par les coups de tam-tam. Ida Rubinstein, les danseurs sont des pantins, emportés par la folie. Les flûtes, les clarinettes, les cors, les trompettes, les saxos, les violons, les tambours, les cymbales, les timbales, tout sont ployés, tendus à se rompre, à s'étrangler, à briser leurs cordes et leurs voix, à briser l'égoïste silence du monde.

Ma mère, quand elle m'a raconté la première du Boléro, a dit son émotion, les cris, les bravos et les sifflets, le tumulte. Dans la même salle, quelque part, se trouvait un jeune homme qu'elle n'a jamais rencontré, Claude Lévi-Srauss. Comme lui, longtemps aprés, ma mère m'a confié que cette musique avait changé sa vie.


Maintenant, je comprends pourquoi. Je sais ce que signifiait pour sa génération cette phrase répétée, serinée, imposée par le rytme et le crescendo. Le Boléro n'est pas une pièce musical comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim. Quand il s'achève dans la violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour les survivants étourdis.»

in Ritournelle de la Faim, de Jean-Marie Gustave Le Clézio
Gallimard, 2008, p. 206

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